Accepter le vertige

Il va falloir que j’accepte que je rentre dans une période de transition.

Je n’ai jamais aimé les périodes de transition. Je connais leur nécessité, pourtant. J’en ai vécu une longue, il y a longtemps maintenant, où j’ai patiemment mis en doute les évidences sur le genre et la sexualité qu’on m’avait transmises. Je suis ressortie de là avec une réponse qui n’a étonné personne, mais j’avais besoin de ce temps pour apprivoiser la certitude de mon désir. Pour défaire, un à un, les nœuds que ça m’avait fait au ventre et à la tête de lire « malade ». Je sais qu’il faut être patient parce que c’est le chemin qui importe, pas la réponse. La complicité que j’ai aujourd’hui avec mon genre et mon désir, je la dois à ce temps, à cette période déracinée où je prenais le temps de choisir les fondations sur lesquelles appuyer ma vie. C’était terrible, c’était très inconfortable, je n’y reviendrais pas, mais je sais que j’ai eu besoin, paradoxalement, de cet inconfort.

Sans surprise, je ne suis pas devenue chercheuse parce que je voulais des réponses, mais parce que je voulais poser des questions. C’est très différent. Je sais, depuis l’intérieur, que ce qui importe c’est le travail qu’on fait en cherchant à dessiner les contours de ce qu’on veut, de ce qui a du sens, à négocier des limites. C’est de ce travail qu’on apprend, la réponse peut finir sur un post-it, dans un billet de blog, tatouée sur la peau ou tamponnée par un institut, c’est la danse qu’on fait avec ses questions, la suite des pas, qui vraiment imprime sa marque et fait avancer. La réponse, c’est un banc sur lequel on finit par s’asseoir. Le questionnement sur mon identité sexuelle m’a appris une chose précieuse : les certitudes sont temporaires. Et c’est plutôt sain qu’elles le soient.

Une certitude qui reste posée là trop longtemps, elle rouille. On devient pédant, on répète sans plus trop savoir pourquoi l’on est si sûr. On tombe dans la doxa ou dans la caricature de soi-même. C’est confortable, mais en réalité, on stagne, comme un bateau resté trop longtemps au port. Une certitude c’est une étape le long d’un voyage, pas son terme. De temps en temps il faut faire un pas de côté. Redémarrer le bateau. Quitter le port, saluer les amis, repartir. Si c’est une bonne idée, la secouer un peu lui redonne du brillant, la remet en contexte. C’est une île sur laquelle on reviendra, de laquelle on parlera à d’autres voyageurs. Si c’en est une mauvaise, c’est tant mieux puisqu’on change de destination. J’ai tellement changé, entre les certitudes de la fin de mon adolescence et celles de maintenant. La réponse à mes questions d’alors elle aussi, était temporaire. Et c’est tant mieux. Je suis un port plus loin.

Et donc j’ai choisi de poser des questions. Il faut quelqu’un pour pousser des bateaux hors du port. Vous avez déjà vu des bateaux qui rouillent au port ? Ça me flanque une irrépressible mélancolie. C’est imparable. S’arrêter au port quelques temps, s’y installer un peu, d’accord, mais la coque qui moisit c’est trop triste. Il faut quelqu’un pour rappeler que voyager vaut le coup : j’ai choisi cette position-là dans le monde.

Mais voilà, les questions comme les voyages en mer, c’est un effort. Quand on a gagné le droit au répit, on en profite. Pas parce que la réponse est acquise pour toujours : parce qu’elle est un passeport pour le repos, en attendant les questions suivantes, qu’on espère les plus tardives possibles. J’ai clos la fin du questionnement, et toute cette énergie qui avait été avalée par les pas de danse a pu se verser dans la lutte. J’ai profité de mon ancrage au port pour militer. Sans le port, je n’aurais pas eu cet aplomb.

Avant je pensais que c’était l’inverse ; que les moments de transition, de questionnement, d’introspection étaient les moments de calme et la lutte le moment d’effort. Mais l’action c’est aussi l’évidence. On milite à partir de ses certitudes, pas de ses doutes. On est porté par une énergie plus grande que soi et on avance très vite, très loin, facilement. D’ailleurs, parfois même sans se regarder dans le miroir. Mais on sait où revenir. Même si on est allé très loin on a cette base : la certitude de sa position. C’est confortable de savoir où l’on en est. On milite parce qu’on a un port d’attache fait de certitudes et de ressources.

Redéfinir des fondations demande d’accepter le flou, l’équilibre, le vertige même. C’est une énergie folle de rester ainsi en équilibre. Il faut rester tendu, concentré sur ses pas, attentif, souple, tout à la fois avant de pouvoir profiter du calme du port. Les moments de doute, de tâtonnement, sont des orages.

Me voilà aujourd’hui quittant le port. J’ai soutenu ma thèse. Je sais que j’ai gagné sur les traumatismes recueillis de l’associatif de la paix. Une paix arrachée, au prix d’un départ qui m’a coûté. J’ai voulu la paix, je l’ai : une mer d’huile, sans terre à l’horizon. J’ai aussi ce que veut dire une période qui se ferme, un départ : des questions. Un nouveau port à trouver. Où ?

Je suis un peu hagarde en réalité. Il faut que j’invente une nouvelle position dans le monde, et donc que j’accepte l’effort de la transition, de ce moment où le bateau est déjà parti mais le cap n’est pas encore fixé. On tâtonne, on étale la carte, on sort le sextant. Il faut que j’accepte le brouillard, et l’inquiétude qui va avec.

Dans la même période, se sont clos deux moments qui portaient ma vie (ma thèse, mon engagement associatif, et puis j’ai aussi déménagé parce que ça ne faisait pas assez comme changements…). Je regrette le confort de mon port d’attache. L’évidence sûre de ma position dans le monde. J’aimerais que le chemin qui s’ouvre me soit évident. Ma vie tournait autour de causes fortes et d’un travail académique soutenu. La direction était claire et je savais quoi demander au monde. Là, je suis comme suspendue dans le vide.

Je demandais est-ce que plus tard, tout redevient solide ?
Est-ce qu’on peut exister longtemps suspendu dans le vide,
Dans ce vertige continu, cet arrêt sur image ?
Entrez, dit-elle, et venez vous abriter de l’orage.

Francis Cabrel, S’abriter de l’orage

Contrairement à d’autres moments dans ma vie, où en quittant un port je savais déjà où aller, je n’ai rien à proposer comme futur au passé que je ferme, et ça me fait peur. Je n’ai pas de carte, je n’ai pas de direction. Je peux juste lui dire « je dois fermer la porte pour en laisser d’autres s’ouvrir ». Est-ce que je veux retourner dans le marasme émotionnel qui m’a fait tomber comme je l’ai fait ? Jamais. J’ai démissionné pour ça. J’ai payé le prix de la paix. Malgré ce que ça coûte, ce mouvement-là –démissionner pour ne plus avoir mal– a au moins l’évidence de tes tripes qui parlent. La douleur c’est terriblement évident. Les choses douces du passé au contraire rendent le départ moins évident. On a envie de rester auprès d’elles. Comme j’ai essayé. Jusqu’au dernier moment j’ai essayé.

Il y a des matins où je regrette. Bien sûr que je regrette. Je regrette la solidité du sol sous mes pieds. Je regrette l’évidence de l’action. Je peux repenser avec plus de liberté aux belles choses des dernières années, parce qu’ils sont moins engluées dans la douleur intense que j’ai aussi traversée. Je repense à ces souvenirs que je chéris et qui ont fait office de petit ballon de sauvetage quand je tombais et je les regarde avec beaucoup de mélancolie.

J’ai beaucoup, beaucoup résisté à l’idée que cette période de ma vie qui vient de se clore ne pouvait qu’être une étape, parce que je voulais, je crois –c’est idiot– garder ces choses-là avec moi, comme on s’accroche à un radeau, désespérément, comme si elles n’étaient pas, elles aussi, temporaires. Je n’avais pas envie de reposer des questions, je me suis arc-boutée au confort de mon évidente position tant que je pouvais. J’ai beau savoir que les certitudes sont temporaires, elle sont aussi confortables. Qui aurait envie de quitter son petit confort ?

Mais ce ne pouvait être qu’une étape. Le passage d’Ulysse chez Circé, aussi long fut-il, n’était qu’une étape. Ce n’est pas facile de le regarder ainsi. Je suis déjà partie, et paradoxalement je suis encore en train d’apprivoiser l’idée que ce port-là avait fait son temps.

Il faut maintenant que j’accepte que contrairement à mes précédents voyages, où le départ s’est fait vers un phare qu’on apercevait déjà à l’horizon, tout n’a pas encore de sens : il faudra tâtonner. Il faut que j’accepte le vertige de ne pas être soutenue par l’évidence de l’action. Le travail patient qu’il faudra m’inquiète, quand bien même je sais qu’il est nécessaire.

Je ne pars pas de zéro : à défaut de carte, j’ai un sac à dos. Ma stratégie puisque je tâtonne pour trouver ma direction est de déterminer avec quoi je pars. Avec quelles victuailles du passé me nourrir pour inventer la vie qui vient. Mes souvenirs-bouée sont comme comme petits cailloux que je retourne dans ma poche, des réassurances, des présences qui me rappellent ce que je vaux et que le voyage vaut la peine. Je me demande lesquels emporter le long du chemin. Je ne veux pas que ces cailloux m’alourdissent, je ne veux pas que mes souvenirs me retiennent dans un rôle que je sais déjà ne plus être le mien, parce que je me suis déplacée. Je le sais. L’évidence du départ est déjà là.

Mais dans le même temps, ils sont une boussole. Ils sont la trace des leçons apprises au cours des précédents voyages. Ça me rassure, moi que l’idée de devoir reconstruire une nouvelle vie inquiète, de savoir que je suis encore un peu la personne du port que j’ai quitté, que malgré le vertige des questions, je ne pars pas de rien. Je veux être légère, mais je veux aussi ne pas me perdre.

Retrouver des aspérités

Il y a quelque chose qui me frappe dans les récits de sortie de burnout, c’est la manière dont on présente ça comme une révolution copernicienne. On présente des managers au sommet de leur carrière qui arrêtent tout pour démarrer leur petite ferme de maraîchage bio en Corrèze (j’exagère à peine), par exemple. On dresse le portrait de personnes qui quittent tout du jour au lendemain, « rebootent », changent de programme.

Visiblement, c’est très bon pour le marketing du développement personnel. J’ai lu des gens à deux doigts de souhaiter à d’autres de se retrouver à cette place pour pouvoir mieux « rebooter ». Quel signe plus criant de l’absence de compréhension de ce que c’est que le tréfonds de fatigue qu’est le burnout que de dire ça? Ces gens se rendent compte des conséquences que ça a sur l’organisme ? Ils en sont vraiment à souhaiter qu’on s’effondre complètement pour repartir de zéro ? Ils savent que l’on peut éventuellement garder des séquelles longtemps après s’en être remis ?

Il faut admettre que de l’extérieur, ça donne cette impression de renaissance. Mais je trouve au contraire que lorsqu’on se remet d’un burnout, on ne devient pas une autre personne. Je dirais même, pour paraphraser Céline Dion et Jean-Jacques Goldman, qu’on ne change pas. On se déshabille, en revanche.

La méthode que j’ai utilisée pour me tirer d’affaire, celle des sœurs Nagoski dans leur livre Burnout, ne me préconisait pas de changer radicalement. Elle m’encourageait, au contraire, à aller chercher au fond de moi. Très au fond. A même retirer des couches de sédiments qui s’étaient posés là avec le temps et mettre à nu ce qu’il y avait en dessous. A donc, métaphoriquement, me déshabiller.

Et donc, j’ai retiré mon amure. Ça m’a fait du bien. Je pesais deux tonnes. Je ployais sous ce costume que j’avais réussi à retailler à ma taille, mais qui pesait sur mes épaules. Je m’étais raidie dessous.

C’est effrayant, au début, de faire ça, parce qu’on ne sait pas toujours ce qu’il y a sous l’armure, on a peur d’avoir mal en exposant de la peau, on se demande si l’on va même trouver quelque chose. Mais plus je secouais le costume, plus je retrouvais de la liberté de mouvement, du souffle, de la paix.

En voulant raconter ça, j’ai repensé, justement, à Céline Dion.

« On ne change pas
On attrape des airs et des poses de combat
On ne change pas
On se donne le change
On croit que l’on fait des choix »

Céline Dion, « On ne change pas »

On ne change pas : on jette au feu des costumes qui n’allaient pas. On redevient une forme de scandale, un humain nu, et c’est à partir de ce scandale qu’on construit quelque chose où on arrête de se corseter en permanence. Les gens qui ont vécu des burnouts sont plus nets, plus…l’anglais a le mot loud pour ça, ils existent plus fort, à partir de ce scandale. Mais ce qui bat en dessous de tout ce qui a été retiré n’a pas bougé d’un iota. On a juste balancé un corset au feu, et ça, vu de loin ça ressemble à quelque chose de révolutionnaire.
Je crois qu’on a normalisé les corsets qu’on met aux gens. C’est pour ça qu’on est surpris. Pas parce que les gens ont changé.

Ce qui fait peur –et qui est un peu scandaleux, aussi– c’est la vulnérabilité dans laquelle on se retrouve en retirant des couches, comme ça. La grande vulnérabilité ce n’est pas montrer de la peau, c’est quand on saisit dans ton regard ce que tu ressens et que tu n’as même pas formulé encore pour toi-même. Et que tu sais que c’est vrai. Quand tu sors d’un burnout et que tu travailles dessus, tu arrives à ce point là, précisément. Tu arrives à tendre le micro à la partie de toi que tu n’as pas vraiment regardé depuis longtemps.

Photo : CC-BY-SA Théodore Faure.

Elle est scandaleuse, cette photo de Théodore, je ne sais pas comment il a fait. Ce cliché a été pris en 2017, je me demande si c’est pas quelques heures avant l’AG où j’ai été élue présidente. Ou la veille. J’étais ivre de fatigue. J’avais passé la nuit, ou peut-être toutes les nuits de la semaine précédente, à me réveiller avec des cauchemars. J’avais écrit le bilan moral de l’association dans le train, sur mon téléphone. Je portais d’ailleurs deux téléphones dans ma poche, le mien, et la hotline de l’AG. Je voulais que tout se passe bien.Je savais que si personne ne se levait pour sortir la fourche à secouer la merde, faire de la place pour allumer un feu, prendre un peu le temps d’accueillir les gens et les meurtrissures qui traînaient là, rien ne se passerait, et il fallait le faire. Alors j’y suis allée et ce qui me tenait pendant ces trois jours, en dehors du café qu’on aperçoit à l’image, c’est qu’il fallait bien que quelqu’un soit courageux. C’était tombé sur moi. Mais j’en pouvais déjà plus.

Cette photo m’a choquée et je ne l’ai publiée qu’une fois en dehors de maintenant (et encore, je crois, temporairement) parce qu’elle disait déjà que j’allais m’effondrer. C’est scandaleux de se voir comme ça. J’avais pas envie de montrer ça. Parce que c’est ça la vulnérabilité. C’est un peu obscène.

Pour que je veuille montrer ce cliché, il aurait fallu que j’accepte que dans le même temps où je me suis levée et que j’ai mis mon armure, je n’avais pas la place pour la porter. Il aurait fallu accepter qu’on le voie. Être vulnérable, c’est assumer ses aspérités, ses paradoxes, les regarder pour ce qu’ils sont : les traces que nous sommes des humains en mouvement.

On a tous nos orgueils et je crois que j’ai eu celui-là. De penser que si, j’étais de taille et que j’allais me muscler sous le poids de l’armure. J’ai pris mon courage à deux mains et je suis courageusement allée me battre. Vous savez : fake it till you make it.

C’est pour ça que le deuxième vers de On ne change pas est terrible, il met le doigt sur ça. J’ai assurément « pris des airs et des poses de combat » pendant ces dernières années. Pas toujours de gaieté de cœur. Parce qu’il fallait. Parce que lorsqu’on se définit comme une activiste, c’est comme ça, on est dans le combat. On ne se pose pas la question en fait. Même si l’on est partisan d’un activisme doux. On est, à minima, un porte-étendard, un signal, et rien qu’être un signal demande le courage de se tenir là quand les autres restent assis.

Le problème, c’est que maintenant que j’ai déposé mon armure, je veux plus reprendre ce costume. Je ne veux plus me battre. Je suis fatiguée de la confrontation, du courage, de serrer les dents, de prendre des coups.

Je sais, pour quelqu’un qui a toujours vu un peu sa vie comme un ring, c’est étrange comme positionnement. Quand on est porteur d’un handicap –je suis sourde– on est de facto engagé dans la vie de cette manière. On est de fait posés dans le monde dans une position de confrontation. Le monde n’est pas fait pour nous. Il est fait pour des corps normés qui y évoluent sans aucun effort. Pour moi, écouter est un effort. Quand j’écoute vraiment quelqu’un (pas seulement pour être polie, parce que sa parole m’importe), je fais un effort cognitif conscient pour extraire sa voix de la boue du monde extérieur. Même pour ça, je suis obligée d’aller prendre. Ce n’est pas donné.

J’ai fait un coming out, puis deux. Ce que j’avais compris avec le handicap, mon adolescence me l’a rejoué quand il a fallu lutter avec le sentiment d’être malade. J’ai vite appris que peu de choses étaient données et que si je voulais simplement exister, il allait falloir être prêt pour la bagarre. Rien de surprenant à ce que je voie la vie comme un ring.

Alors oui, on devient un excellent activiste avec cet entraînement et il n’y a aucune surprise dans le fait que la lutte militante soit très tôt entrée dans ma vie. On sait déjà remettre en question, redemander, relancer, insister. On sait déjà baisser la tête et foncer pour obtenir quelque chose. On sait déjà encaisser les coups quand on a été victime de discriminations toute sa vie. On ne va pas se mentir : l’activisme a besoin de combat et la vie dans un corps et une sexualité non normés entraîne à ça.

« There is nothing stronger than a broken woman who has rebuilt herself » dit Hannah Gadsby dans Nanette. Je sais d’où elle parle, moi aussi, avant mon coming-out j’ai passé quelques années embourbée dans ma propre honte. Moi aussi j’ai refait surface en reconstruisant un récit qui dit la fierté, la joie d’être différent, la résistance d’un corps. Elle a raison. Une femme qui se reconstruit est puissante et il n’y a aucune surprise au fait qu’on mette cette puissance au service de la pulvérisation des systèmes d’oppression mêmes qui ont fait de nous des « battantes ».

Mais on n’a jamais rien demandé. On n’a pas forcément demandé à être des combattantes. Être un bon soldat ne veut pas spécialement dire qu’on aime combattre. Ou qu’on est, intrinsèquement, des soldats, d’ailleurs.

Fondamentalement, je ne suis même pas sûre d’être une guerrière. Je me suis peut-être menti tout ce temps parce que pour survivre il a fallu enfiler des gants de boxe. Fondamentalement, ma position vis-à-vis du combat tiendrait en fait davantage de la réaction d’Aziraphale quand on lui demande d’aller faire la guerre à la fin du monde.

– I am soft.

Je veux bien prendre le rôle de la personne courageuse et d’aller à la confrontation parce qu’il faut, je le fais bien parce que je l’ai fait toute ma vie, mais je crois que ça tient plus de jouer un rôle que d’une réelle position profonde. Je pensais que c’en était une. Eh non, c’était là aussi, un costume. J’ai été si longtemps une activiste que j’en ai oublié le reste. Et être activiste m’a durcie.

Pendant le premier confinement, j’ai pris le temps de plonger dans les archives. Celles d’avant que je rencontre la Quadrature. J’ai retrouvé certains de mes cours de Master que je n’avais pas mis de côté pour le doctorat (mon cours d’économie notamment \o/), la musique que j’écoutais à l’époque, le type de technos web que j’utilisais…c’est toujours très émouvant de revoir les papiers de la personne qu’on était il y a dix ans.

J’ai appris quelque chose d’important de cette personne. En farfouillant dans mes archives numériques, j’ai été choquée de voir la quantité de projets créatifs qui fourmillaient çà et là. A l’époque, je faisais de la basse au sein d’un groupe de pop-rock et j’écrivais très régulièrement. Et autour de ça il y avait milles miscellanées où, curieuse, j’étais allée picorer pour explorer. Simplement pour explorer.

Au moment où j’étais assise devant mon ordinateur en legging, fraîchement sortie de mon burnout, force était de constater que je ne faisais rien de tout ça. Je venais de soudainement vider ma vie de la seule chose qui le remplissait, à part le travail, c’est à dire l’associatif, et je sentais ce vide-là.

A vrai dire, le temps ralenti du confinement et le travail de plongée à l’intérieur de moi-même pour m’extirper de la glue de fatigue dans laquelle j’étais m’ont fait voir ce vide comme une libération, une respiration. J’ai pris le temps, puisque je l’avais, de terminer le travail de nettoyage des cycles de stress entamé à l’été 2019. Mais à mesure que je sortais de mon ornière, à mesure que je retrouvais mon énergie, commençait à poindre la question de ce vide.

Il y a dix-quinze ans, j’étais donc membre d’un groupe de musique actif, étudiante dans une grande école, déjà activiste pour les droits des personnes LGBT. Je ne dormais pas toujours énormément. Je bossais beaucoup. Mais je n’ai pas ployé comme je venais de le faire, là en 2019 alors qu’il aurait eu matière à le faire. Je réservais aussi de grandes plages horaires à me consacrer à des choses qui n’avaient aucun autre but que celui de pratiquer une forme d’art. En l’occurrence, ce que je fais de mieux : écrire. Je me nourrissais de ça. Là où l’associatif apportait des peines (j’aimerais vous voir dans la salle d’attente du commissariat parce que notre local avait été victime d’une agression homophobe), l’écriture apportait des mondes, faisait voir d’autres horizons, explorer d’autres nuances émotionnelles. Là où mes études me demandaient de ficeler des projets de communication pour de grandes marques, la poésie m’ouvrait un brèche.

Il y avait un équilibre, qui a disparu en 2011 quand j’ai plongé dans la militance pour l’Internet libre, et où, petit à petit, chacune de ces petites bulles de nourriture de l’âme se sont éteintes. Il y a eu des petits ballons auxquels que je me suis accrochée –la régulation en est un, mais vous noterez que ce n’est pas de la même nature, il y en a d’autres dont je ne vais pas parler ici– qui m’ont permis de pas être complètement dans le rouge, mais cet équilibre était déficitaire et le déficit n’a fait que se creuser. Le travail émotionnel absolument éreintant des dernières années ayant mangé les réserves.

Notez la résilience de la bête, ça a mis dix ans à se voir.

Cory Doctorow, dans une émouvante lettre à un écrivain découragé, lui explique à quoi sert le fait d’écrire. Je souscris mot pour mot à tout ce qui est écrit là. Je retrouve avec une troublante acuité ce qui m’avait fait prendre la plume alors.

« But on the way, you will discover who you are, and choose who you are. You will learn about language, and master language. You will practice radical empathy, and learn to be a more empathic person. »

Cory Doctorow

Cette phrase-là plus que les autres m’a frappé. Quand j’ai commencé à dépaqueter mon burnout –en écrivant, parce qu’on ne peut pas travailler sur quelque chose qu’on ne peut pas nommer– j’ai été surprise par mon manque de vocabulaire. Je ne savais même plus poser des mots sur ce que je ressentais. C’était comme si mon horizon émotionnel avait été compressé : ne subsistaient que quelques nuances, sur les dizaines de paradoxes qui font un être humain. En 2018, j’écrivais déjà :

« Je ne suis pas tout à fait sûre de vraiment reconnaître cette petite silhouette, qui marche, alourdie par la fatigue, tendue, irréductible. C’est passé bien vite. Il faudrait qu’on fasse connaissance. »

On n’a jamais vraiment fait connaissance. On a couru coude à coude tout ce temps et nous voilà maintenant assises à la même table. Elle en avait des choses à dire. Depuis que j’écris de nouveau –pour moi, juste pour raconter des histoires, ou pour m’entraîner à comprendre ce que je ressens– je redécouvre des nuances. Je mets le doigt sur des sentiments compliqués, des entre deux, des inconforts, des choses douces aussi parfois.

Alors, je réécris. Je m’enveloppe dans cette vulnérabilité-là, j’apprends à la déplier plutôt que la maquiller. Je me remets à écrire des histoires d’amour, de mains qui hésitent, de corps qui se frôlent, de peaux. J’ai envie de faire s’aimer des gens de papier, parce que ça participe aussi à faire vivre ce qui unit aussi les gens de chair et d’os. J’ai envie de saturer le monde de douceur, pas pour qu’on oublie de se méfier de la haine et la violence qui guettent, mais pour qu’on respire un peu de cette douceur, qu’on s’en nourrisse et qu’elle serve de carburant pour se battre. Parce qu’écrire c’est donner, mais c’est aussi se nourrir. Écrire demande d’accepter d’être vulnérable, de baisser la garde, c’est presque l’exact inverse de la pose de combat.

Reprendre la plume ne me fera pas revenir à l’état d’avant. Je ne peux pas effacer ce que le militantisme a fait de moi et puis, je ne vais pas cesser d’être militante, de la même manière que je n’ai pas arrêté d’être une militante LGBT après mon second coming out. Je veux juste arrêter de marcher la garde levée et m’autoriser d’être autre chose. Je vais encore avoir besoin de me battre, je ne suis pas naïve, mais je ne veux plus que ce soit la seule chose qui me définisse. Je ne veux plus n’exister qu’à travers ça. Je ne veux plus que ça prenne cette place-là dans ma vie. Ça vide, ça raidit. Je ne suis pas seulement une activiste, je suis des mondes. Je suis des aspérités.

Quand j’ai repris pied après le burnout, je me suis demandé comment je voulais raconter l’histoire maintenant. Pour que mon identité tourne moins autour du combat. Pour ne pas recommencer à me corseter jusqu’au prochain moment où je manquerai d’air. Ça passe aussi par l’image. J’ai commandé à Solenne Jakovsky une série de photos. Je lui ai demandé des photographies pour me présenter, bien sûr, mais aussi pour explorer cette vulnérabilité. Je voulais voir ce que ça faisait sans l’armure. Ben ça va.

Photo: (c) Solenne Jakovsky

Je veux bien réapprendre à être cette personne-là.

On being vulnerable, on being safe

Je n’ai pas trouvé de titre en français.

Le problème à poser est celui-ci : la balance entre le fait d’ouvrir, beaucoup, et celle de rester, quand même, dans un état stable. Dans une relative tranquillité (pour l’ataraxie, on attendra un peu, ça se travaille).

J’ai toujours vécu l’associatif de manière assez personnelle. Toujours un peu avec les tripes. Toujours depuis une place où je trouvais normal de parler de mon attachement, de ma fatigue, de ma sensibilité à un sujet, de mes peurs ou de mes moments de fierté. Bref, j’ai toujours ancré ça sur une histoire personnelle.

Je le fais d’autant plus que je sais qu’on ne peut pas tout savoir, et que beaucoup de réactions sont incompréhensibles si, sans être dans l’intimité des gens, on ne sait pas si c’est normal. Quand ça va pas bien, mais que c’est documenté, j’augure que les crises de nerfs seront reçues avec un peu plus de bienveillance.

De manière plus générale, je pense que ça permet, en la matière associative où c’est de toute manière inévitable, d’attraper l’humain, toujours, et de ne jamais faire de moi une espèce de figure parfaite, lisse, inébranlable. Je ne suis rien de tout ça. Je fais quand même.

Et puis, écrire, dans des situations où tout –tout– est compliqué, écrire ici m’a toujours permis d’y voir plus clair. Et l’écrire de manière ouverte a aidé, dans quelques cas. Parce que je cherchais à expliquer. Pas seulement à raconter ce qui m’est arrivé. A expliquer. J’ai mis le doigt sur plein de choses comme ça. Bon, les psys qui me lisent savent ça.

En tout cas je n’ai pas trouvé mieux. Et, comme je pratique cet associatif-aux-tripes depuis un moment maintenant, je doute de savoir faire autre chose.

Je connais les conséquences. Je sais que c’est toujours un risque, d’ouvrir. Il y a toujours ce risque qu’on profite de la plaie dévoilée pour venir y mettre du sel. Mais jusqu’ici je m’y retrouvais : beaucoup de discussions franches ont commencé parce que c’était écrit comme ça, des gens ont pu faire leur propre chemin en s’aidant des jalons que j’avais mis pour documenter mes propres questions. Pour l’instant je m’y retrouvais.

Alors, parfois, il y a ce moment malaisant où vraiment c’était très intime, ce que j’ai écrit, et vraiment cette personne qui me parle du texte n’est pas du tout une personne intime. Ce décalage est toujours très gênant. Et tu n’as pas envie de poser la question « pourquoi tu t’es mis à lire ? ». Tant que l’échelle est celle-là et les gens respectueux, en fait, ça va.

Et puis il arrive ce moment où ça fait collision. Où ça coince. Et où on se demande si ouvrir vaut encore le coup. Si ce n’est pas juste une surface d’exposition en plus pour des personnes mal intentionnées, ou peu enclines à comprendre la démarche.

Je me demande si à force d’ouvrir, je ne suis pas aussi, plus sensible, voire plus fragile. C’est compliqué de dire quand la parole rencontre toujours : ce n’est pas assez, ce n’est pas le lieu. Ça sonne toujours comme une remise en cause d’une forme de faiblesse. Je ne crois pas que c’en soit. Je préfère pratiquer le travail militant avec mes difficultés plutôt que à l’extérieur mes difficultés. Tout le monde en a. On les range juste sagement dans des jolis placards propres avant de relever nos manches. Peut-être qu’en luttant avec on peut en faire quelque chose ?

Dans tous les cas, je ne demande pas qu’on s’apitoie, je pose une information. C’est peut-être un peu gênant, un peu obscène, tu aimerais ne pas t’en mêler, mais voilà. A minima j’aurai expliqué la limite.

Cette ouverture donne parfois, j’en conviens, une impression de discours centrifuge, une spirale qui va vers soi et se recentre. Je suis probablement plus centrée sur moi-même que je ne veux le croire, mais je ne veux pas tout ramener à moi. En tout cas, j’essaye, je résiste. C’est pas ce que je veux faire là. J’essaye de comprendre.

J’ai envie de sortir de moi, en réalité. Mais c’est comme sur un bateau, il y a un point d’équilibre à retrouver entre le bateau qui tangue et le quai.

Lecture très personnelle d’une AG mouvementée

Sur le plan personnel, je suis partagée sur cette AG. En réalité je suis partagée à propos de toute mon année. Probablement parce qu’elle a été sous le signe de la sortie de la zone de confort. J’ai l’impression que l’un a été (beaucoup), le reflet de l’autre.

D’avance désolée lecteur pour ce roman, j’ai un paquet de choses à déballer.

Une petite fille dans un costume trop grand

C’est la première fois de ma vie que j’occupe un poste qui ressemble à « président ». J’ai jamais autant trouvé l’associatif difficile. Les moments comme la bataille d’ACTA, où c’était le feu tout le temps partout, j’en ai un assez bon souvenir. C’était super dur, mais c’était chaleureux. Ouais, on collectionnait les nuits blanches, mais il y avait ce plaisir à faire ensemble. Les nuits avant la sortie du nouveau site de FDN (dont j’ai intégré la maquette), pareil. Là, c’était juste dur. Marrant, moyen. Chaleureux, sur le fil de l’année, pas tellement.

J’ai écrit un peu sur ma solitude par ailleurs. Elle se ressent un peu dans le dernier billet, sur l’autre blog (celui qui n’est pas intime). Ç’a été une année froide.

Aussi, d’habitude, je trouve facilement ma place. Même si c’est nouveau ou difficile, je mets vite à faire. Là, j’ai trouvé tout éprouvant. Comprendre ce qu’on me demande (et ce n’est pas encore tout à fait clair). Le faire bien. Ça n’a fait que me demander de faire des efforts (le premier étant de cesser de trembler des genoux en entendant « présidente ») avec un retour difficile à cerner. A la veille de l’AG, j’étais lasse.

Je suis donc arrivée assez abattue, séchée par une sorte de course entre les deadlines de publication pour le boulot, une consultation du BEREC, et un gros gros coup dur dans ma motivation, survenu après l’AG de La Quadrature. J’étais mal ajustée, disons. Mal avec ce que je faisais, et éprise d’un profond sentiment de « à quoi bon ? ».

C’est remonté (un peu) les quelques jours avant l’AG, grâce à tout plein de petits mots de soutien (merci !), une séance de travail hyper productive, et un peu de régulation (un jour je devrai remercier l’ARCEP pour le support moral indirect qui consiste en : publier des trucs à lire régulièrement). Je me suis dit que finalement c’était utile.

Je n’ai même pas eu le temps de stresser par avance comme je fais d’habitude. Normalement, je dors mal les trois nuits qui précèdent l’AG, je fais un cauchemar affreux la veille du temps formel (qui consiste en général en : vivre le pire scenario possible). Là, rien. J’ai dormi comme une masse (étais-je fatiguée ? c’est probable) et j’ai fait un rêve terriblement idiot la veille de l’AG.

Je pensais être détendue, je me dis à posteriori que je n’ai même pas eu le temps d’avoir du souci. J’en avais un peu, pourtant. Mais il avait juste disparu dans un tourbillon de choses. Pour le reste, j’étais assez rassurée par l’organisation de l’AG. Ça a dû suffire pour ne pas faire affleurer le stress habituel.
Du coup, le premier jour était bien. Je discutais avec tout le monde, les ateliers de rencontre étaient cools et je me sentais en confiance avec l’animation que Méli et Lunar avaient préparé. Et puis le temps se dégageait.

C’est à partir du moment où on a commencé à discuter des sujets clivants que ça s’est corsé. Je connaissais ces tensions. Je sais depuis un moment qu’il y a des visions très diverses (et pas toutes compatibles entre elles) de la Fédération et de ses missions. Je savais qu’on devait un jour ou l’autre passer par ce moment peu agréable où l’on se dit qu’on n’est pas d’accord. Mais clairement, je n’avais aucune énergie pour supporter voire gérer ça –tu ne ressors pas d’un trou noir dans ton énergie et ta motivation dans la meilleure des formes pour gérer du dissensus. D’autant que les dissensus sont tout de suite apparus comme très durs.

En plus de ça, globalement, j’avais plusieurs regrets à propos de mon exercice passé. A commencer par m’être occupée trop tard de l’AG (ce qui a été source de tensions). Il y a des débats que j’aurais aimé lancer plus tôt pour qu’on ait le temps d’en discuter, aussi. Je suis toujours aussi fâchée avec le peu de temps que je peux mettre dans le paquet télécom. J’avais passé mon dernier mois à cran à grogner sur les gens et ça ne m’allait pas (je suis plutôt le genre à vouloir distribuer des messages soutenants à tout le monde, un peu comme le Grand Blaireau de Pouffsouffle, tu vois). J’ai constaté qu’il restait des hématomes à vif. Il y avait sans doute trop de fatigue. Tout cela était bien amer.

Globalement, je me sentais un peu petite dans un costume trop grand. Et c’était la première année que je co-présidais le temps formel. L’orga, c’était géré, le lieu, pas de soucis, l’animation, ça roulait. Mon travail à moi dans cette assemblée générale c’était de passer la parole, de suivre le débat pour reformuler un désaccord si besoin, mettre des motions aux voix. C’est ça, en gros, présider. Alors, on était deux, mais maintenant c’était aussi mon rôle.

Ça m’a fait tout drôle de réaliser que je distribuais aussi la parole en fait, pendant le bilan moral. Et ça m’a fait du bien. Parce que ça faisait partie des choses que j’appréhendais. J’étais contente d’arriver, du moins au début, à ne pas trop perdre la face dans ce rôle. C’est cool. Mais ça n’a duré qu’un temps : ensuite la réalité m’a rattrapé.

Ça, c’est le moment où, alors qu’on tombe à peu près d’accord sur le fait de reporter un point à discuter un peu plus tard, je me casse. Et là je dois des explications à tout le monde. Je ne montrais aucun désaccord. J’étais juste –comment dire– en train de déborder d’émotions.

Débordements

Interlude psychologie de comptoir si tu veux bien lecteur, attention.

J’ai entamé un gros travail sur moi les deux dernières années, pour me remettre d’aplomb après les coups que j’ai pris.

Et ça a marché : je suis passée d’un état où je tremblais en racontant ça, à un état où je peux raconter ce qu’il s’est passé pour dire « hey on en est sortis ». C’est bien. Mais ça a aussi ouvert une brèche. Celle avec laquelle j’ai compris comment je fonctionnais. Et où donc, j’ai dû remettre des choses en question.

Maintenant, je suis plus en paix avec ma manière de réfléchir et de travailler, mais aussi avec tous ces trucs inexpliqués qui arrivaient dans l’interaction avec les autres. J’ai admis qu’en plus de tout faire très (trop ?) vite, mon cerveau traitait en priorité les émotions. Et en full HD, tant qu’à faire. C’est chouette parce que j’ai des joies d’enfant quand je vois passer un train, ça fait rire Benjamin (il en faut vraiment peu). C’est moins chouette parce que le moindre stress m’atteint assez violemment. Je ne suis jamais « un peu » stressée. Je suis à 100% stressée. Même le bout de mes cheveux est stressé. Quand je suis en colère c’est horrible. Je suis vraiment en colère. Tout est hypertrophié. C’est comme si j’avais une loupe : je vois toutes les émotions su-per bien. Mais en plus gros aussi.

Ça vaut aussi pour les émotions des autres, j’y suis hyper sensible aussi. C’est top pour déterminer d’où viennent les tensions dans une assemblée (machin était en colère, ça explique qu’il ait dit ça comme ça), c’est génial quand tu fais de la scène (tu prends TOUT le retour positif du public), moins top pour l’aspect éponge à merdier émotionnel. Il y a des gens avec qui on réussit à faire la boule de neige de l’enfer comme ça : je suis stressée, iel est stressé, je suis encore plus stressée, donc iel est encore plus stressé·e, etc.

Je sais le nommer, maintenant, ce moment où l’émotion me monte à la gorge et où elle va exploser, et où je ne contrôle plus rien : c’est une bouffée d’émotions. Je sais qu’il n’y a rien à faire de plus (en tout cas pour l’instant, avec les moyens dont je dispose) que s’éloigner, laisser l’émotion faire son chemin, pleurer un coup, revenir. Maintenant j’anticipe : « woh, ça va exploser, il faut que je sorte ». Je quitte la salle et je vais souffler un coup, dans un endroit isolé, le temps que ça retombe.

Quand j’étais petite, je partais bouder systématiquement quand j’étais fâchée. C’était juste une manière naturelle d’acter que je ne pouvais plus suivre cette interaction parce que la colère m’étouffait. L’étape suivante c’est la violence, verbale ou physique, alors je m’éloignais. Toutes les fois où je n’ai pas pu faire ça, j’ai été violente avec les gens à côté. Tant qu’il y a quelqu’un, je contiens l’émotion, pour tenter de maintenir l’interaction. Mais en faisant ça je produis un effet cocotte minute, qu’Art-Mella explique très bien dans son livre. Ça explose, et en général, à la tronche de quelqu’un qui n’a rien demandé. Je me méfie maintenant.

Je m’éloigne un peu parce que c’est très désagréable d’être vraiment en colère (ça empêche de réfléchir), mais surtout parce que je ne veux pas taper mes camarades. Ou les insulter. Je ne veux surtout pas faire du mal « par accident ». Toutes les fois où c’est arrivé je m’en suis mortellement voulue ensuite. Si je ne m’en vais pas maintenant, c’est ça qui va se produire. C’est la soupape ultime. Je n’ai aucun autre mécanisme de protection.

Je sais que c’est violent quand je fais ça en plénière en AG. Mais ça veut seulement dire : je suis incapable de suivre le débat. Ça veut simplement dire qu’il y a trop d’émotions (en moi, et dans la salle). Ça peut à la rigueur vouloir dire que je ne suis pas d’accord, mais comme je suis incapable de formuler mon désaccord en mots, ce n’est même pas la peine de venir me demander, en fait. Je m’éloigne pour retomber en régime et pouvoir réfléchir. Ensuite je pourrai dire ce qui n’allait pas. Mais après, pas à chaud.

C’est pour ça que c’est extrêmement violent pour moi, quand on vient pour me parler politique (surtout en faisant mine de ne pas s’inquiéter alors que très visiblement je ne vais pas bien) quand je me suis éloignée. Non seulement on m’impose une discussion que je ne suis pas en état d’avoir, mais en plus c’est me traiter de manière assez instrumentale, en fait, comme si ce que je ressentais était une portion congrue, et ça, quand je suis submergée par ma merde, c’est super violent. Pardon mais : ça compte. Deal with it.

C’est bien mon incapacité à suivre du point de vue émotionnel (ça déborde, quoi), qui produit ça et non le contenu des débats. Certains débats ont un contenu plus clivant que d’autres, forcément. Plus c’est clivant plus les chances d’avoir de l’électricité dans l’air sont fortes. Mais c’est bien une question d’émotions.

En carton

Revenons à notre plénière où je pars en contenant mal une envie de pleurer. Partir souffler à ce moment-là du débat parce que trop de bordel émotionnel, quand ton rôle c’est de suivre le débat pour présider, ça ne te laisse pas une sensation d’accomplissement de ton devoir très forte. Tu te sens un peu nulle.

Je crois que ce sentiment un peu nul d’être une sorte de drama queen ridicule a provoqué un effet d’emballement qui a rajouté, dans ma tête du négatif à un endroit où il n’avait pas lieu d’être dans mon vécu de l’AG (ça n’a pas aidé à alléger le sac d’émotions pas cool) :
– une plénière tendue
– sortir
– souffler, mais se sentir nulle d’être sortie
– une autre plénière tendue
– re-sortir
– et hop, on recommence

Plus les plénières passaient, plus je me disais : mais je ne vais jamais réussir à re-présider l’année prochaine, je suis juste incapable de suivre les débats. Ne parlons même pas de trancher ou de faire avancer la discussion, juste suivre le débat. Le sentiment d’être en carton est to-tal.

C’est extrêmement frustrant pour moi pour deux raisons. La première, c’est que je n’aime pas être vulnérable en public comme ça. C’est très désagréable. Je ne me sens pas très forte, quand je fais ça, je trouve que ça donne une très mauvaise impression. J’avais envie de faire comme d’habitude, c’est à dire d’avoir le courage un peu contagieux. C’est ça, mon état normal. Pas cet espèce de boule de nerfs recroquevillée sur elle même et inquiète inquiète inquiète. S’il y a une chose que j’attends de moi-même en tant que présidente, c’est de mouvoir les gens. De motiver, mobiliser. En donnant cet effet d’entraînement, là. C’était pas tellement cette face-là que je donnais et je m’en voulais beaucoup.

Dans mes victoires très claires de l’année, par exemple, il y a l’élection de Blackmoor à la présidence de FDN. C’est même peut-être la plus belle. Parce qu’on m’a demandé mon avis et que j’ai très évidemment été un exemple. J’avais ouvert cette sorte de possibilité, en étant là, ce que j’avais écrit sur mes doutes, mes réflexions, lui servait pour avancer. Je suis super fière, et très reconnaissante d’ouvrir cette brèche-là.

C’est assez difficile de prendre pour exemple quelqu’un qui part se terrer pour cacher son trop-plein d’émotions.

En même temps, tu me diras, oui, je ne suis pas un super-héros. Mais je considère que mes bouffées d’émotions, c’est ma responsabilité, ma vision de la réalité. C’est pas les gens qui « m’ont tendue » (pour reprendre une expression qui m’a particulièrement agacée). Les émotions ça ne marche pas comme ça. Tu ne peux pas rejeter sur les autres la faute. C’est toi qui ressens telle colère en entendant ça. Ta colère ne vient pas de l’extérieur vers toi comme si toi tu ne faisais que subir un stimuli. Quand je faisais éponge en plénière, c’est la somme de la tension de la salle plus de mes propres émotions qui a débordé. Mais ce n’est pas la faute de la salle. C’est bien moi qui ressens ça comme ça et c’est à moi d’assumer, d’accompagner l’émotion si possible en emmerdant le moins de gens possible.

La deuxième raison, c’est simplement que ça m’a pourri l’AG. Ça m’a empêché d’apprécier la chaleur humaine, le plaisir d’être avec des gens que je vois peu et que j’apprécie vraiment (vous vous reconnaîtrez), la qualité du cadre (ce lieu les enfants ce lieuuuuu). J’aurais aimé être moins sur le qui-vive émotionnel et beaucoup plus prendre le temps, de dire, à chacun, combien j’étais fière de ce qu’on faisait, de la manière dont les fédérés amènent des solutions là où il n’y en a pas, de la manière dont ils font réseau humain là où le reste des télécoms brasse des dividendes. À la place, j’ai passé une partie non nulle de cette AG à me surveiller, à serrer les dents, à chercher à formuler le sentiment sourd que j’avais, qui n’allait pas, et qui n’était pas le stress habituel.

La dernière plénière

Parce que c’est extrêmement relou, d’être dans ce cadre idyllique, avec ces gens chouettes, de la bière brassée localement par des nanas qui font pousser leur houblon (on avait le meilleur fournisseur de bière ever), de voir l’animation se dérouler bien, d’avoir le temps de te reposer et : de te trouver pas bien, un brin fâchée.

Ce qui m’a permis de mettre le doigt sur ce qui n’allait pas, c’est le tout dernier temps de plénière. Il a été entrecoupé d’une pause –il fallait caler un dernier temps en petits groupes et de toutes façons, le climat diplomatique était très tendu, on n’avait pas encore de bureau, son mode d’élection n’était pas clair, plusieurs d’entre nous étaient…déroutés.

Au point de ne pas avoir envie de se représenter.

Grosse ambiance.

Dans ma tête, j’avais reculé devant me représenter à peu près tous les jours. J’étais arrivée en me disant que j’avais pas les épaules pour le poste, mes échecs à assister aux plénières me confortaient assez dans cette idée. Je me représentais, hein, mais en me demandant un peu tous les soirs s’il ne fallait pas arrêter là et retourner dans ma grotte faire juste de la régulation.

Un peu comme quand tu recules devant quelque chose de dangereux, jusqu’à rencontrer un mur. Acculé. Hé ben là, je touchais le mur et je me disais : NON J’Y ARRIVERAI JUSTE PAS.

Je me sentais un peu la mauvaise personne, au mauvais moment, au mauvais endroit, tendance éléphant dans un magasin de porcelaine.

En fait, j’avais peur.

La peur de ne pas être à la hauteur, qu’on ne puisse pas compter sur moi : j’ai toujours peur, viscéralement, de ne pas être à la hauteur. Même après avoir passé l’année à lutter et à comprendre que j’étais légitime (!!). J’ai très envie de faire, bien, ce qu’on me demande, et je crains toujours de ne pas avoir ma place. Là, je me sentais particulièrement pas à la hauteur.

La peur qu’on emmène la Fédé dans la mauvaise direction. Qu’on se gourre. Qu’on fasse un truc pas réparable. Il y a des visions de la fédé avec lesquelles je suis assez diamétralement opposée, et contre lesquelles je n’avais pas spécialement d’armes (j’ai très peu parlé aux plénières et je n’assistais jamais à tout). J’avais la désagréable impression de battre en retraite.

J’avais peur, aussi, qu’on abîme des gens avec toutes ces tensions. Je m’inquiétais pour plusieurs personnes. Pour le risque que ce bordel gangrène. Vu comme on est débutant pour prendre soin, on n’avait pas intérêt à retomber malade…

J’avais un peu honte de mon drama, il faut avouer. J’avais bien envie de me ranger quelque part pour gérer ma merde toute seule et revenir quand ça irait mieux (sauf que ce n’était pas possible, hmm).

La moitié de ces peurs ne sont pas rationnelles. Elles sont indexées sur les exigences terribles que j’ai envers moi-même, sur une peur viscérale d’être finalement vraiment complètement seule (cette année n’a pas aidé) –alors même que les fédérés passaient leur temps à me prouver quand même le contraire (merci merci, d’ailleurs).

Pendant qu’on s’était éloignés pour discuter et que je bataillais pour formuler ça, que j’avais bêtement, simplement, peur, la situation diplomatique est revenue à la normale. Je n’ai pas pu revenir en plénière –on m’a confiée à Lux qui m’a donné le plus gros carré de chocolat que j’ai jamais vu pour me remonter le moral– mais le bureau a été voté et j’ai été réélue tacitement.

Alors en écrivant ça, j’ai moins peur. J’ai compris là où c’était irrationnel. J’ai compris que je pouvais dépasser ça, un peu comme on dépasse la peur de quitter la primaire pour le collège. Tu sais que le cap est passé, t’as pas du tout envie d’aller dans la cour des grands mais t’as pas exactement le choix. Je veux bien prendre mon sac à dos, respirer très fort, et recommencer. Puis ai-je le choix, maintenant ? Allez !

Là où ça coince, c’est que le socle de tout ça, à la réflexion, c’est probablement un hématome laissé dans un coin. Un bleu. Ça fait pas mal tout le temps, un bleu. Tu peux même l’oublier. Mais si on appuie dessus…

Bêtement, c’est une AG, dans un château. Comme il y a deux ans. Dans des circonstances mille fois meilleures mais c’est une AG, dans un château, comme il y a deux ans. Ça a du appuyer sur le bleu.

Ça, ça doit expliquer plus de la moitié de l’appréhension sourde à chaque prise de parole, même pour présenter le bilan moral. Ça doit expliquer cette espèce d’angoisse sourde qui faisait son petit travail de sabotage dans mon cerveau et m’empêchait d’apprécier. Pas une peur panique, une espèce d’intense inquiétude.

Putain, j’ai probablement pas guéri.

A la limite de ma détermination

Je ne suis pas du genre défaitiste. Pas tellement. Plutôt le contraire exact : extrêmement têtue, variante pitt-bull.

Mais justement, tiens, il se trouve qu’avant d’être élevé pour servir d’arme, le pitt-bull est un chien. Il est de ces bêtes qui ont besoin de compagnie. Au fond, ce qui est bien, c’est ce moment à ronfler au pied du canapé avec son maître. Pas la bataille.

Tout vindicatif qu’on soit, on ne peut pas lutter seul.

Pour rire, je dis que j’ai une passion pour les trucs chiants et compliqués. De fait, je me retrouve toujours sur les dossiers chiants dans l’associatif (gérer une revue, le patient travail de fourmi de la revue de presse de La Quadrature, la régulation des télécoms…ne parlons même pas de présider une assoce, ce qui est quand même un concentré du chiant-mais-il-faut-le-faire). Ce sont des choses qui m’intéressent (sinon j’aurais pas essayé), mais surtout me semblent importantes. Et donc je continue, d’abord parce que je m’amuse, intellectuellement parlant, puis parce qu’il faut. Quand j’ai décidé qu’il fallait faire quelque chose, c’est foutu. Têtue, on a dit.

Souvent, ce sont des travaux solitaires. En général, pour répondre à une consultation, par exemple, il faut avoir lu et annoté le texte seul pendant une paire d’heures. Puis on interagit un peu sur irc, pour échanger sur le sujet et sur le pad –rarement en « vrai », sauf quand l’ARCEP nous convoque. L’essentiel du travail, c’est du temps discipliné, seul, à articuler une réflexion autour d’un problème.

La revue de presse, c’est pareil. Le travail est essentiellement solitaire et asynchrone, on n’utilise irc que pour échanger un peu et se coordonner dans le travail. Il n’y a pas de rencontres irl.

Ces interactions très minimes font que dans mon activité associative, il est très difficile d’avoir du reward, ces retours qui te donnent l’énergie pour continuer. Une grande partie de ce reward étant purement intellectuel, dans le fait de lire ou d’apprendre des choses intéressantes. Il est aussi dans le retour des équipes de l’ARCEP, quand notre réponse est bonne, c’est précieux. Il y a quelques mails du type :  « c’est important ce que tu fais ». Ça, ça dit : « tu es seule mais pas tout à fait : on est avec toi ». Le reste tient dans : rester têtu.

Evidemment, chaque retour est important et donne envie de donner de l’avant. Chaque mail qui dit que c’est intéressant est lu et apprécié. Il y en a peu, mais heureusement qu’il y a ça.

Mais là je botte en touche. J’ai vraiment l’impression de m’entêter pour pas grand chose. Ça me rend grognon.

Ces derniers mois, j’ai pris plusieurs coups. Le premier a été de comprendre qu’en fait, très peu de personnes trouvent intéressants les travaux que je mène. La régulation des télécoms, ça ne soulève pas les foules depuis le début. La revue de presse, ça fait deux ans qu’on devrait avoir bien plus de bénévoles, mais à l’AG de La Quadrature…la table pour en discuter est vide.

Vide.

C’est dur de ne pas le prendre personnellement.

L’impression que ça donnait en sortie d’AG, c’est d’être obsolète. J’ai l’impression d’être comme ces vieux paysans qui s’acharnent encore à moissonner à la charrue alors que tous les petits jeunes ont une moissonneuse-batteuse. Obsolète.

Mais à la limite, mettons qu’on s’en fout des gens et que de toutes façons, ça m’intéresse. Ce qui est factuellement vrai.

Il faudrait alors compléter le tableau en mentionnant que le reste de mon temps, je fournis : un travail intellectuel, seule, à la maison –comprendre que je n’ai pas de collègues au quotidien, dans un bureau (tu sais, ces discussions à la machine à café…) et que, quand je suis sortie de chez moi dans les 48h, c’est bien.

Dans les deux cas, j’aime ce que je fais, ce n’est pas le problème. C’est que je ne vois personne.

Constater ça, c’est le deuxième coup.

Ça fait trois ans que je mène la barque de la régulation des télécoms, que je ne m’essouffle que maintenant est symptomatique qu’on arrive à une limite : la solitude, combinée à peu de retours sur un travail solitaire dont les prises sur l’avancée des luttes s’identifie mal, accentue la solitude, ou en tout cas, cette impression d’être une mémé pleine de rhumatismes, qu’on laisse marmotter dans son coin parce qu’on peut pas changer les vieux, mais qui est pas loin d’être un peu un boulet, quand même. Après tout comme elle parle pas à grand-monde elle dérange personne, mémé.

Ça donne très envie de laisser tomber, juste pour arrêter d’avoir ce sentiment de s’acharner pour rien, qu’au moins ça cesse de creuser la solitude –l’autre problème, pour lequel les solutions sont loin d’être simples.

Laisser tomber n’est ni mon style, ni la bonne solution. Faute de mieux, j’attends que ça passe.

Mais bordel, que nos luttes sont belles

Je leur disais beaucoup, aux garçons, quand on préparait des actions, au MAG. Vous êtes beaux. Je pense encore ça, très fort, quand je retrouve les vieilles photos de Marche.

Moi, à la Marche, en 2011.

Si, ce soir, je suis plongée dans mes vieilles photos de Marche, c’est que j’ai vu, enfin, 120 battements par minute. Ce film a fait remonter, d’un coup, une foule embrouillée de souvenirs. je suis allée leur rendre visite.

Ce film est aussi beau que nos luttes sont belles. C’est dur, mais c’est fulgurant. Il y a une sorte de violence, une franchise âpre, dans ces images, dans ces couleurs vives à en donner le tournis à la Marche, dans la course effrénée entre les cris et les coups, dans les corps, perlés, durs, l’un contre l’autre.

Il y a des plans qui ont remonté des souvenirs. Mais presque, physiquement. Ce moment flottant en boite de nuit. L’assourdissant vacarme, joyeux et revendicateur, de la Marche, les drapeaux pavoisés partout. La rage, rentrée, chevillée au corps, tout le temps.

Les cris, après la corne de brume qui sonne la fin des die-in. Cette colère, dure, de vivre alors que d’autres sont partis. Crier pour qu’on les entende encore.

J’aime ce film parce qu’il présente ce milieu, et ces luttes, dans ses paradoxes, avec une brutale simplicité : l’omniprésence du sexe, comme un vecteur de lien social, y jouxte la menace, permanente et implacable, de la mort. Les baisers qu’on se donne, malgré le poids du deuil.  Le film ne juge pas. Le film ne dit pas : c’est déplacé, le film dit juste : c’est ainsi. C’est bien.

La beauté de ce film, et, dans le même mouvement, la beauté de ce travail militant-là, c’est celle des personnes auxquelles il rend hommage.
Celles qui donnent, se donnent, se serrent les uns contre les autres quand il fait plus froid dehors. Ces personnes qui continuent, inlassablement, à rappeler ce refrain têtu : on meurt. Ce refrain, comme la face retournée d’une même médaille, dit aussi : on est terriblement vivants.

Je résiste –est ce que je j’avance ?

Cette année a commencé comme elle a fini. Sur les chapeaux de roues. Je suis partie en vacances dans un état d’esprit résigné, celui que je réserve aux réunions un peu ennuyeuses où il faut bien être.  La semaine de course contre la montre –et de correction de copies– m’a déposée deux jours avant Noël sans que j’aie l’occasion de dire ouf.

Est-ce que je me suis reposée ? Je n’en sais trop rien, j’étais bien trop peu prête à partir en vacances, je n’ai pas réellement fait de coupure. Pas le temps. Pour couper, il faut avoir ces deux-trois jours avant le début des vacances, où le temps ralentit déjà, où l’on prépare son sac petit à petit, où l’on travaille en rangeant pour retrouver le bureau propre l’année suivante. En somme on se prépare à se reposer.  On ne peut pas se transposer dans l’état « vacances » instantanément.

Autant dire que l’état d’esprit, aux alentours du 31 décembre, était fort peu au bilan, plus à se remettre des repas de Noël et à réaliser qu’il reste fort peu de temps pour la thèse.

Alors voilà, je reviens exténuée de deux semaines de marathon deadlines-surveillances d’examen-consultation de l’Arcep et je me retourne, regardant l’année 2017, un peu hébétée. D’accord. C’est fini. On fait quoi maintenant ?

Je me suis essayée, sur Twitter, à résumer les bons moments de l’année qui vient de se dérouler. C’est pas simple, notamment à cause de la contrainte grandissante des likes (un like = un moment). On commence par lister les grands moments marquants, puis, progressivement, pour tenir le compte, on arrive aux moyens puis petits bonheurs. C’est difficile de lister des choses de la même importance.

Mais ça fait un bon pré-bilan. Ça oblige à se demander ce qui a été accompli, de petit ou de grand, ce qui a compté, ce qui a apporté de la joie. Après tout c’est ça qui compte.

Sur ce plan-là, c’était une bonne année.

Mais on ne peut pas s’arrêter qu’à ça, il faut regarder les coups encaissés, aussi.

Cette année a été remplie, mouvementée. J’ai fait des choix, j’ai appris des choses. J’ai été secouée, pas mal.

Je suis contente d’avoir mis ça derrière moi. Les moments difficiles étaient durs à passer.  Je n’aurais pas recommencé.

Je n’aurais pas recommencé.

Cette année, c’étaient aussi les longues heures à me demander si j’avais fait le bon choix, ce picotement pas très agréable quand j’ai compris, en regardant la fenêtre Jabber, que quelque chose s’est cassé, la solitude.

Cette après midi salée où j’ai, malgré moi, fait le point sur qui j’étais.

Malgré tout, j’ai encore -et c’est bizarrement persistant, je pensais que ça s’estomperait avec le temps– le sentiment d’être mal ajustée, mal insérée. On dit misfit en anglais, je crois, pour désigner ça.

C’est aussi énervant qu’un caillou dans la chaussure. On ne sait pas où il est, on secoue la chaussure, et il est toujours là. On clopine un peu, ça agace.

Je sais, pour quelqu’un dont le pseudonyme revendique très exactement le fait de n’être jamais complètement à sa place, c’est paradoxal.

Je ne sais pas si c’est juste que je ne le voyais pas –ou plus– auparavant mais là je le ressens avec une acuité particulière.  C’est peut-être le fait que je suis depuis quelques années dans une ville où je n’avais pas d’attaches avant. Il n’y a pas les habitudes d’avant pour masquer. J’ai moins le sentiment d’être « à la maison » qu’avant, que ce soit dans mon travail ou dans ma communauté d’attache.

J’ai lu, il y a dix ans : « être adulte, c’est être seul ». Peut-être que c’est tout simplement ma vie qui devient plus adulte : un peu plus froide, un peu plus compliquée, moins rassurante ?

Je ne me sens pas démunie du tout. J’ai aujourd’hui la certitude diffuse que, malgré les séquelles –et lesquelles– j’ai fait des choix plutôt justes. Je crois que mon courage a réparé des choses.  Je crois que je ne suis pas si mal à ma place dans l’associatif.
Puis, si j’ai réussi à passer ça, ça va, je peux passer d’autres épreuves.

Cette année a fait de moi quelqu’un un peu plus dur, un peu plus sur la brèche aussi. Je fais moins de compromis. Je résiste –est ce que je j’avance ?

Je ne suis pas tout à fait sûre de vraiment reconnaître cette petite silhouette, qui marche, alourdie par la fatigue, tendue, irréductible.

C’est passé bien vite. Il faudrait qu’on fasse connaissance.

Est-ce que mon courage suffira ?

Je repense souvent à Million Dollar Baby. Au début, ce film m’était resté en tête parce que j’ai eu la chance de pratiquer le Kung Fu, cinq ans. Il m’a rappelé plein de sentiments familiers à ceux qui pratiquent une discipline de combat. Je sais qu’il faut des heures et des heures d’une profonde discipline du corps pour arriver à combattre efficacement. Qu’il faut non pas savoir en théorie que tel geste permet de parer à telle attaque mais avoir déjà paré 150 000 fois cette attaque avec ce geste pour que le corps sache, pour que ce soit un réflexe. Je reconnaissais ce que j’aime dans les arts martiaux : la discipline au long cours, le travail acharné, quotidien, qui, à force, permet au plus petit de remporter le combat.

Cette discipline m’a fait du bien, plein de fois. La demi-heure de mannequin de bois après cette rupture-là, c’était bien. Une demi-heure à se concentrer sur uniquement comment je bouge, la justesse de tel geste, la position de la main là, ça vide la tête. Au début on pratique le mannequin de bois en tapant très fort, parce qu’on est énervé. Puis ça fait vite des bleus. On se calme, on reprend. Puis on finit par ne plus penser qu’à son geste, avec application, on va de plus en plus vite. Le tac tac tac tac du mannequin est entêtant. Le mannequin de Maggie est en cuir, le mien était en bois. La discipline était la même. L’espèce de vide sourd dans la tête aussi.

Je ne cache pas que ça me manque, parfois quand j’en aurais besoin. À défaut de pouvoir aller à l’académie de Kung Fu, je repense au film. Là, j’aurais besoin de quelques heures d’exercice. Faire le vide.

Donc ce matin-là, je repense à ce film. Je repense à cette fille qui, qu’il pleuve, qu’il vente, quoi qu’il arrive, va en salle d’entraînement, chausse ses gants. Et hop deux heures d’exercices. Je revois clairement l’image de ce hangar froid, Maggie en jogging, et la nuit autour, et pam pam pam pam les coups sur le mannequin. Le souffle, les coups, la lumière vacillante autour.

J’ai une vision un peu martiale de mon rapport à la vie, je crois. J’ai toujours considéré qu’il fallait tenir le ring et se battre. À partir du moment où j’ai considéré que c’était un combat, c’est foutu, je ne vais pas lâcher. C’est comme ça que j’ai appris à marcher et à faire du vélo avec l’oreille interne foutue. J’ai persévéré. Je suis terriblement têtue. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne mon handicap, mais je crois que ça a débordé sur d’autres aspects de ma vie.

C’est précisément pour ça que je suis très tôt devenue une activiste. C’est ça qui a joué quand j’ai ouvert le gros dossier de la régulation des télécoms. La charge de travail n’a jamais été un problème. S’il n’y a pas de victoire de suite, c’est pas grave, je sais qu’il est question de persévérance un peu disciplinée, il faut continuer, ça donnera quelque chose au long cours. Du coup, je m’identifie assez bien à cette fille et à son travail acharné. Ça m’encourage, quand j ‘ai un coup de mou, je me dis que moi aussi, je devrais rechausser les gants et y aller, hop.

Ce matin-là, le ciel est bleu, mais tout juste. Bleu-gris, pâlot, trois nuages. En repensant à ce film, je visualise ce hangar, et les gants de boxe posés sur une chaise. Je sors d’une soirée émotionnellement dure. Je ne suis pas découragée. Il m’en faudrait plus. Je me sens juste un peu démunie. Je me dis : « hey, je suis très courageuse, je suis têtue. J’en ai rien à foutre là tout de suite du bleu là. » Mais j’ai envie de laisser les gants de boxe sur la chaise. Je suis étourdie, je me sens petite. Toute petite.
Être courageuse, ça ne suffit pas.

C’est un sentiment très similaire au lendemain d’une autre soirée, il y a un an, bien plus dure. Je fixe le ciel obstinément, je soupire.

Le film dont je me rappelle ce matin-là permet de sentir l’ambiance crue et forte du ring, que je ne connais pas par ma pratique des arts martiaux. Cette violence-là, celle du ring, est moins aiguë que dans d’autres scènes du film, où se déploie une autre forme de violence. Psychologique. Dans la vie, on se cogne aussi beaucoup. Beaucoup. C’est finalement pas si violent en comparaison, la boxe.
Dans mes souvenirs de cet épisode d’il y a un an, le sentiment dominant qui me revient alors, c’est la violence. J’ai eu beaucoup de mal à reparler de cet événement. Il y a eu un choc. Un peu comme un coup perdu. On se retrouve par terre, sonné, sans comprendre.
Et ça fait mal aux tempes. Ça fait toujours mal si je repasse la main dessus. Qu’est-ce que ?

En fait cet épisode, qui a soulevé sur le moment beaucoup d’indignation, beaucoup d’aigreur, de colère, m’a laissé un peu après un goût amer sur la langue, un ami, et une question métaphysique. Je n’en veux plus tellement aux gens que j’avais envie d’étrangler juste après. Je n’ai pas forcément pardonné. Je pardonne difficilement. Mais, d’une part tout s’est estompé (fort heureusement pour mes nuits, et était-ce si important ?), d’autre part je n’ai pas regretté mes choix. De toutes façons, qu’est-ce que tu veux regretter. C’est fait. C’est comme ça. Après tout je suis adulte, et être adulte c’est faire face à ses choix, je crois.

C’est marrant, la seconde où je me suis levée ce soir-là, c’était comme monter sur un ring. J’ai pensé : « je dois y aller », j’ai respiré, j’ai pris mon verre. J’ai passé le pas de la porte avec une impression amère de non-retour. Ce moment où l’on n’entend plus très bien ce qui se dit. Où l’on est légèrement étourdi parce qu’on a le cœur lourd et une espèce de pic d’adrénaline. Mais ça semblait tellement plus adéquat que l’horrible sensation de gêne juste avant. La seconde d’après j’en voulais vraiment au monde entier.

J’avais envie de taper dans un mannequin de toutes mes forces en hurlant « POURQUOI PUTAIN ». Pourquoi tout ceci est-il si violent ? Pourquoi sommes-nous si prompts à nous faire du mal ? Pourquoi est-ce si facile de se rentrer dedans ? Pourquoi est-ce qu’on n’est pas foutus de se comprendre (au sens fort, de prendre avec) ? Est-ce si compliqué, entre nous, de faire attention ? Pourquoi, putaiiin.

C’est ça qui m’a fait mal. C’est cette impression d’absurdité totale. Il m’a fallu du temps pour digérer que je n’étais pas dans une réalité parallèle, que la personne qui tremblait là était bien réelle et que le choc était bien celui-là.

Pourquoi ce sentiment d’être tout petit et tout minus sur le ring, là, alors que ce que je fais, je le crois juste ? Plus précisément : je le crois assez normal, assez logique. C’est la suite normale de mon comportement. J’ai le souci de mes amis, c’est ainsi. Je n’ai rien fait de plus que d’avoir du souci.
Alors, oui, humain trop humain. Et alors ?

Quand j’ai fondu en larmes dans les bras de Nicolas, mon président au MAG et mon ami à l’époque, le lendemain de mon coming-out, je n’attendais pas une réponse politique, une parole de président à membre du CA. J’attendais qu’il referme ses bras sur moi en me disant « ça va aller » et qu’on discute. Quand j’ai rendu les clés parce que c’était l’ouragan dans ma tête en 2012, l’accueillante n’a pas posé de questions déplacées. Je viens d’une famille associative où il est quotidien de gérer ça. Où ça fait partie du jeu. De toute façon notre solidarité, nos larmes, nos embrassades sont politiques. Nous sommes forts parce que nous avons le souci de notre communauté.

Oui, ça rend le travail associatif épuisant. Ça oblige à s’investir un peu plus personnellement, parfois un peu trop, c’est ça qui a fait que je suis sortie (parce que du coup, oui, tout se mélange très vite). Mais ça fait du bien…je ne crois pas que ce soit un aveu de faiblesse de dire : il y a un humain qui va mal, peut-être qu’il faut prendre ça en compte ? J’ai hérité d’un passé associatif qui m’a appris les dangers de mélanger le personnel et le politique. Mais qui m’a aussi appris, que parfois la seule bonne réponse c’est prendre soin.
Je me souviens de cette femme trans qui a pleuré les siens morts dans l’année lors d’une réunion de l’Inter-LGBT. Il aurait été déplacé de lui dire que là, on est en réunion, ça va pas de ramener sa tristesse. Tu suspends la réunion dix minutes, on va chercher un verre d’eau et des mouchoirs, on discute un peu, on attend que les larmes sèchent avant de reprendre.

Trop humain, peut-être. Moi j’ai simplement pensé : je ne laisse pas un ami dans cet état-là.

Puis est venue la question : pourquoi moi ? Qui étais-je pour prendre sur moi ce genre de souffrance-là, alors que d’autres semblaient bien plus légitimes, bien mieux placés ? Puis, hé, plus forts. Pourquoi faut-il que ça tombe sur mon mètre cinquante et mes petits bras ? J’en ai voulu à certains de ne pas être là, je me suis demandé bon sang qu’est-ce qu’ils foutent…

J’avais à la fois l’impression d’être un peu trahie (pourquoi ne sont-ils pas venus, pourquoi me laisser toute seule ?) et celle d’être poussée là, un peu par la force des choses, comme une sorte d’alibi de gentillesse au milieu de cette grande indifférence ouatée. La fille (un peu trop ?) gentille qui prend sur elle les problèmes humains. Celle qui manque de pleurer en AG quand on évoque les burnouts des bénévoles. Mon caractère, mon histoire, mes liens avec ces gens. Tout ceci était en jeu. J’ai rejoué la scène dix fois dans ma tête. De toutes façons, je n’aurais pas fait autrement. J’étais peut-être la mauvaise personne au mauvais endroit mais au moins j’étais là quand il n’y avait personne d’autre. Je vis avec ça.

Puis l’épuisement. Ne pas être présente à la suite des discussions. Le lendemain, ne pas me sentir capable de tout ce que j’ai prévu. Me sentir abattue, dépassée. Avoir envie de n’importe quoi d’autre sauf d’être là. Un bain d’une heure, une nuit de douze.

C’est la même chose ce matin-là : le sentiment aigu d’avoir pris des responsabilités, d’avoir pris une sorte de coup. C’est pas ma douleur à moi, mais ça fait comme un hématome.
Ce sentiment d’injustice profond. Pourquoi ça s’arrête pas ? C’est pas fini les conneries ?

Je suis toujours dans cette bataille-là, et maintenant que j’ai commencé, je vais jusqu’au bout. Parce que je suis comme ça, et que je sais qu’on ne revient pas en arrière.
Je suis sonnée, dans le hangar du film, devant mes gants de boxe.

Quand ma vie ressemble à Million Dollar Baby, j’aimerais bien qu’il y ait au moins Clint Eastwood au coin du ring. Ce soir-là dont je parle, quand je me suis retournée, sur le ring, pour chercher sa silhouette de l’œil. Il n’y avait personne. Ce matin-là, je n’ose regarder.
Est-ce que mon seul courage suffira ?

J’en sais rien. J’imagine que le jeu en vaut la chandelle, et qu’à force de tenir on en viendra à bout.

J’ai pas grand-chose à excuser ou à prouver, j’ai même plus envie de hurler « pourquoi » ou de demander des comptes, ou n’importe quoi de ce style, parce que ça fait un an que je fais face en ne disant rien, que je me suis assise sur la réponse, même si tout ceci semble toujours tout autant absurde. Y’a rien à expliquer. C’est comme ça. J’ai peu de regrets. J’avais juste envie de raconter.

Je me lève, je prends mes gants.

Une vie politique — ou ma rencontre avec Daniel Defert

Je viens de finir le livre de Daniel Defert, Une vie politique. Je l’avais acheté il y a plusieurs mois chez Violette & Co, et mon entrée alors était surtout : « il a été le compagnon de Foucault, ça ne peut qu’être bien ». Je connaissais alors très mal le parcours militant de cet homme, que j’avais donc d’abord identifié comme un homme de lettres, qui a eu la chance de vivre avec un des pères de ma pensée.

Et donc, une fois les ouvrages obligatoires terminés, j’ai pu me pencher sur cet ouvrage, dont voici un ressenti personnel.

Le livre est construit en deux parties. La première est un long entretien avec Defert, et la seconde, une sélection de textes.

La première partie est extrêmement motivante. Defert y retrace son parcours associatif, depuis le geste de se syndiquer en arrivant à Normale à Aides. On y découvre une photographie assez fine des mouvements LGBT en 1984 (date à laquelle Aides naît), de la manière dont ils sont structurés, dont le milieu est structuré.
On y apprend comment Aides est né, à la fois d’un deuil personnel, d’une énergie à l’international (le Gay Men Health Crisis s’est monté quelques années plutôt), de la mobilisation quasi immédiate de gens très compétents. On apprend que Foucault s’en doutait un peu, mais qu’il n’a jamais su qu’il était malade du Sida. Qu’il a été privé de toute décision quant à la gestion de cette maladie. Et que Defert n’a pas voulu que ça se reproduise. On y voit Defert développer une analyse très fine de ce qu’il se passe alors autour de lui, mobilisant apprentissages du terrain et concepts philosophiques dans un même geste. Cette manière fine et cohérente de s’engager comme intellectuel sur une question est exemplaire.

On apprend aussi comment, pour la dyade Foucault-Defert, Aides est dans le prolongement d’un travail admirable sur les prisons qu’on connait peu (enfin, très humblement, je ne connaissais même pas le GIP avant d’ouvrir ce livre). Et on voit comment, après la mort de Foucault, Defert s’est saisi d’années d’expériences associatives pour fonder Aides : donner la parole aux personnes concernées, informer, accompagner, étaient déjà les missions du GIP. On apprend à connaître Aides de l’intérieur (et on a très vite très envie de faire partie de l’aventure !).

Les textes de la seconde partie sont là pour remettre ce récit très personnel en contexte : conférences de Defert, chiffres et chronologies sur le SIDA. La réalité cruelle de la maladie et la manière dont elle se pense à Aides et dans la communauté scientifique pose cette histoire –qui est d’abord l’histoire d’un intellectuel engagé- dans une trame plus large, qui doit être continuée.

Ce livre m’a permis de raccrocher les wagons avec une partie de mon histoire militante, de mieux comprendre comment la lutte contre le SIDA s’articule sur des mouvements d’émancipation LGBT, de mieux comprendre ce qui se jouait en France dans les années 80 quand le MAG (1985 !) est apparu. J’ai l’impression d’y voir plus clair dans mes racines militantes et culturelles, dans cette histoire qu’on ne raconte pas assez, et d’avoir trouvé, à côté d’Harvey Milk et de Jean le Bitoux, un autre modèle d’engagement.
Il va sans dire que je vous en recommande la lecture.

Merci Monsieur Defert.

La belle saison. La très belle saison

J’ai vu La belle saison. C’est un film de Catherine Corsini. Avec Izïa Higelin, et Cécile de France. Posons une prémisse absolue : Cécile de France est incroyablement belle. Elle est rayonnante. Elle inonde tout l’écran avec son grand sourire, son port de reine et ses cheveux tout blonds. Ah (je suis accessoirement tombée pour la douzième fois amoureuse dans ce film, ne vous inquiétez pas).

Ceci posé, parlons du film. A part Cécile de France, il faut noter la grande justesse de ce film. L’histoire ? Delphine vit dans une ferme, dans le Limousin. Elle part à Paris y travailler. Elle y rencontre Cécile, euh non, Carole. Et paf. Je ne vous raconte pas tout, mais déjà vous savez que ce film parle d’un grand amour, un amour qui naît en plein mois d’août, à la période des moissons. Et qui chamboule tout. Et il nous raconte ça sans nous emmener dans du grand sentiment, sans se transformer en conte de fée moderne, non. Il n’est pas mièvre. Il raconte juste comment un grand amour peut naître entre deux femmes, et les changer, à vie.

Cette justesse dans l’histoire se retrouve dans la photographie. C’est un film incroyablement respectueux. Les corps qui s’aiment ne sont pas exhibés, les cris ne sont pas surjoués (suivez mon regard). La caméra ne sait pas où se mettre, face à la gêne des actrices. Elle respecte l’intimité d’un rapport entre deux femmes. La couverture jetée sur les corps nous suggère ce qu’il se passe et qu’on comprend fort bien. Ah et c’est vrai. On se reconnaît dans ces gestes familiers, ces mains complices, ces corps emmêlés. Ils sont beaux, d’ailleurs, dans leur vérité, nus. On n’est pas dans une sitcom. Les filles qu’on voit ne font pas toutes du 34 et n’ont pas des kilomètres de jambes hyper-musclées. Elles sont comme nous. Elles ont des hanches, elles ont un peu de bide. Et elles sont belles. Ces scènes-là nous parlent de nous, de nos corps, de notre façon d’aimer. Et c’est bon de voir se créer cet espace intime et complice à l’écran. On ne peut qu’être émue : c’est un cadeau.
Il n’y a pas d’objets dans ce film, il y a des gens qui s’aiment, et dont on respecte l’amour.

Ce film est l’occasion de rappeler, dans une fresque joyeuse et colorée, ce que voulait dire être une femme dans les années 70. Et, de surcroît, une femme qui aime les femmes. Le courage que cela représentait. Le danger dans chaque geste, dans chaque regard. Le fait que l’homosexualité était une maladie et que ça se traitait à l’hôpital. Aux électrochocs. Il faudra attendre 1992 pour que l’OMS se rende compte que nous n’étions pas une troupe de fous, mais des gens qui s’aiment. Il faudra également attendre encore longtemps pour que cela se fasse qu’une femme travaille et gagne son salaire. Pas qu’elle pioche dans celui de son mari. Le courage de ces deux femmes se mesure à l’aune d’une époque où la révolution de 68 est passée par là, mais où tout reste encore à faire.

C’est cette histoire-là, qui nous parle du courage d’être, qu’on nous demande par défaut parce que nous ne vivons pas dans les clous, et de la force de cet amour, qui éclate dans ce film. J’ai pleuré à la fin. Allez voir ce film.