Il va falloir que j’accepte que je rentre dans une période de transition.
Je n’ai jamais aimé les périodes de transition. Je connais leur nécessité, pourtant. J’en ai vécu une longue, il y a longtemps maintenant, où j’ai patiemment mis en doute les évidences sur le genre et la sexualité qu’on m’avait transmises. Je suis ressortie de là avec une réponse qui n’a étonné personne, mais j’avais besoin de ce temps pour apprivoiser la certitude de mon désir. Pour défaire, un à un, les nœuds que ça m’avait fait au ventre et à la tête de lire « malade ». Je sais qu’il faut être patient parce que c’est le chemin qui importe, pas la réponse. La complicité que j’ai aujourd’hui avec mon genre et mon désir, je la dois à ce temps, à cette période déracinée où je prenais le temps de choisir les fondations sur lesquelles appuyer ma vie. C’était terrible, c’était très inconfortable, je n’y reviendrais pas, mais je sais que j’ai eu besoin, paradoxalement, de cet inconfort.
Sans surprise, je ne suis pas devenue chercheuse parce que je voulais des réponses, mais parce que je voulais poser des questions. C’est très différent. Je sais, depuis l’intérieur, que ce qui importe c’est le travail qu’on fait en cherchant à dessiner les contours de ce qu’on veut, de ce qui a du sens, à négocier des limites. C’est de ce travail qu’on apprend, la réponse peut finir sur un post-it, dans un billet de blog, tatouée sur la peau ou tamponnée par un institut, c’est la danse qu’on fait avec ses questions, la suite des pas, qui vraiment imprime sa marque et fait avancer. La réponse, c’est un banc sur lequel on finit par s’asseoir. Le questionnement sur mon identité sexuelle m’a appris une chose précieuse : les certitudes sont temporaires. Et c’est plutôt sain qu’elles le soient.
Une certitude qui reste posée là trop longtemps, elle rouille. On devient pédant, on répète sans plus trop savoir pourquoi l’on est si sûr. On tombe dans la doxa ou dans la caricature de soi-même. C’est confortable, mais en réalité, on stagne, comme un bateau resté trop longtemps au port. Une certitude c’est une étape le long d’un voyage, pas son terme. De temps en temps il faut faire un pas de côté. Redémarrer le bateau. Quitter le port, saluer les amis, repartir. Si c’est une bonne idée, la secouer un peu lui redonne du brillant, la remet en contexte. C’est une île sur laquelle on reviendra, de laquelle on parlera à d’autres voyageurs. Si c’en est une mauvaise, c’est tant mieux puisqu’on change de destination. J’ai tellement changé, entre les certitudes de la fin de mon adolescence et celles de maintenant. La réponse à mes questions d’alors elle aussi, était temporaire. Et c’est tant mieux. Je suis un port plus loin.
Et donc j’ai choisi de poser des questions. Il faut quelqu’un pour pousser des bateaux hors du port. Vous avez déjà vu des bateaux qui rouillent au port ? Ça me flanque une irrépressible mélancolie. C’est imparable. S’arrêter au port quelques temps, s’y installer un peu, d’accord, mais la coque qui moisit c’est trop triste. Il faut quelqu’un pour rappeler que voyager vaut le coup : j’ai choisi cette position-là dans le monde.
Mais voilà, les questions comme les voyages en mer, c’est un effort. Quand on a gagné le droit au répit, on en profite. Pas parce que la réponse est acquise pour toujours : parce qu’elle est un passeport pour le repos, en attendant les questions suivantes, qu’on espère les plus tardives possibles. J’ai clos la fin du questionnement, et toute cette énergie qui avait été avalée par les pas de danse a pu se verser dans la lutte. J’ai profité de mon ancrage au port pour militer. Sans le port, je n’aurais pas eu cet aplomb.
Avant je pensais que c’était l’inverse ; que les moments de transition, de questionnement, d’introspection étaient les moments de calme et la lutte le moment d’effort. Mais l’action c’est aussi l’évidence. On milite à partir de ses certitudes, pas de ses doutes. On est porté par une énergie plus grande que soi et on avance très vite, très loin, facilement. D’ailleurs, parfois même sans se regarder dans le miroir. Mais on sait où revenir. Même si on est allé très loin on a cette base : la certitude de sa position. C’est confortable de savoir où l’on en est. On milite parce qu’on a un port d’attache fait de certitudes et de ressources.
Redéfinir des fondations demande d’accepter le flou, l’équilibre, le vertige même. C’est une énergie folle de rester ainsi en équilibre. Il faut rester tendu, concentré sur ses pas, attentif, souple, tout à la fois avant de pouvoir profiter du calme du port. Les moments de doute, de tâtonnement, sont des orages.
Me voilà aujourd’hui quittant le port. J’ai soutenu ma thèse. Je sais que j’ai gagné sur les traumatismes recueillis de l’associatif de la paix. Une paix arrachée, au prix d’un départ qui m’a coûté. J’ai voulu la paix, je l’ai : une mer d’huile, sans terre à l’horizon. J’ai aussi ce que veut dire une période qui se ferme, un départ : des questions. Un nouveau port à trouver. Où ?
Je suis un peu hagarde en réalité. Il faut que j’invente une nouvelle position dans le monde, et donc que j’accepte l’effort de la transition, de ce moment où le bateau est déjà parti mais le cap n’est pas encore fixé. On tâtonne, on étale la carte, on sort le sextant. Il faut que j’accepte le brouillard, et l’inquiétude qui va avec.
Dans la même période, se sont clos deux moments qui portaient ma vie (ma thèse, mon engagement associatif, et puis j’ai aussi déménagé parce que ça ne faisait pas assez comme changements…). Je regrette le confort de mon port d’attache. L’évidence sûre de ma position dans le monde. J’aimerais que le chemin qui s’ouvre me soit évident. Ma vie tournait autour de causes fortes et d’un travail académique soutenu. La direction était claire et je savais quoi demander au monde. Là, je suis comme suspendue dans le vide.
Je demandais est-ce que plus tard, tout redevient solide ?
Francis Cabrel, S’abriter de l’orage
Est-ce qu’on peut exister longtemps suspendu dans le vide,
Dans ce vertige continu, cet arrêt sur image ?
Entrez, dit-elle, et venez vous abriter de l’orage.
Contrairement à d’autres moments dans ma vie, où en quittant un port je savais déjà où aller, je n’ai rien à proposer comme futur au passé que je ferme, et ça me fait peur. Je n’ai pas de carte, je n’ai pas de direction. Je peux juste lui dire « je dois fermer la porte pour en laisser d’autres s’ouvrir ». Est-ce que je veux retourner dans le marasme émotionnel qui m’a fait tomber comme je l’ai fait ? Jamais. J’ai démissionné pour ça. J’ai payé le prix de la paix. Malgré ce que ça coûte, ce mouvement-là –démissionner pour ne plus avoir mal– a au moins l’évidence de tes tripes qui parlent. La douleur c’est terriblement évident. Les choses douces du passé au contraire rendent le départ moins évident. On a envie de rester auprès d’elles. Comme j’ai essayé. Jusqu’au dernier moment j’ai essayé.
Il y a des matins où je regrette. Bien sûr que je regrette. Je regrette la solidité du sol sous mes pieds. Je regrette l’évidence de l’action. Je peux repenser avec plus de liberté aux belles choses des dernières années, parce qu’ils sont moins engluées dans la douleur intense que j’ai aussi traversée. Je repense à ces souvenirs que je chéris et qui ont fait office de petit ballon de sauvetage quand je tombais et je les regarde avec beaucoup de mélancolie.
J’ai beaucoup, beaucoup résisté à l’idée que cette période de ma vie qui vient de se clore ne pouvait qu’être une étape, parce que je voulais, je crois –c’est idiot– garder ces choses-là avec moi, comme on s’accroche à un radeau, désespérément, comme si elles n’étaient pas, elles aussi, temporaires. Je n’avais pas envie de reposer des questions, je me suis arc-boutée au confort de mon évidente position tant que je pouvais. J’ai beau savoir que les certitudes sont temporaires, elle sont aussi confortables. Qui aurait envie de quitter son petit confort ?
Mais ce ne pouvait être qu’une étape. Le passage d’Ulysse chez Circé, aussi long fut-il, n’était qu’une étape. Ce n’est pas facile de le regarder ainsi. Je suis déjà partie, et paradoxalement je suis encore en train d’apprivoiser l’idée que ce port-là avait fait son temps.
Il faut maintenant que j’accepte que contrairement à mes précédents voyages, où le départ s’est fait vers un phare qu’on apercevait déjà à l’horizon, tout n’a pas encore de sens : il faudra tâtonner. Il faut que j’accepte le vertige de ne pas être soutenue par l’évidence de l’action. Le travail patient qu’il faudra m’inquiète, quand bien même je sais qu’il est nécessaire.
Je ne pars pas de zéro : à défaut de carte, j’ai un sac à dos. Ma stratégie puisque je tâtonne pour trouver ma direction est de déterminer avec quoi je pars. Avec quelles victuailles du passé me nourrir pour inventer la vie qui vient. Mes souvenirs-bouée sont comme comme petits cailloux que je retourne dans ma poche, des réassurances, des présences qui me rappellent ce que je vaux et que le voyage vaut la peine. Je me demande lesquels emporter le long du chemin. Je ne veux pas que ces cailloux m’alourdissent, je ne veux pas que mes souvenirs me retiennent dans un rôle que je sais déjà ne plus être le mien, parce que je me suis déplacée. Je le sais. L’évidence du départ est déjà là.
Mais dans le même temps, ils sont une boussole. Ils sont la trace des leçons apprises au cours des précédents voyages. Ça me rassure, moi que l’idée de devoir reconstruire une nouvelle vie inquiète, de savoir que je suis encore un peu la personne du port que j’ai quitté, que malgré le vertige des questions, je ne pars pas de rien. Je veux être légère, mais je veux aussi ne pas me perdre.